Soulager l'humanité

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 Pour celui qui veut réaliser le yoga intégral, le soulagement de l'humanité ne peut pas être un but en lui-même, ce n'est qu'une conséquence et un résultat. Et si justement tous les efforts pour apporter une amélioration aux conditions humaines ont en définitive lamentablement échoué, malgré toute l'ardeur des enthousiasmes et des dévouements qu'ils ont tout d'abord suscités, c'est parce que la transformation des conditions de la vie humaine ne peut être obtenue que par une autre transformation préliminaire, celle de la conscience des hommes ou tout au moins d'un petit nombre de sujets exceptionnels qui seraient capables de construire les bases d'une transformation plus générale.

Mais sur ce sujet nous reviendrons plus tard ; il fera l'objet de notre conclusion. Je veux vous parler tout d'abord de deux exemples frappants choisis parmi les adeptes de la vraie philanthropie.

Aux deux extrêmes de la pensée et de l'action, deux êtres d'élite, deux des plus belles âmes humaines s'exprimant dans un cœur sensible et compatissant, reçurent le même choc psychique au contact de la misère des hommes. Tous deux consacrèrent leur vie entière à trouver un remède aux souffrances de leurs congénères et crurent l'avoir trouvé. Mais comme leurs deux solutions, qu'on peut qualifier de contraires, étaient, chacune dans son domaine propre, incomplètes et partielles, elles échouèrent, et les souffrances de l'humanité n'en furent point soulagées.

L'un en Orient, le Prince Siddhârtha, connu plus tard comme le Bouddha, l'autre en Occident, Monsieur Vincent, que l'on devait appeler après sa mort Saint Vincent de Paul, se tenaient, pour ainsi dire, chacun à un pôle de la conscience humaine, et leurs méthodes d'aide étaient diamétralement opposées. Pourtant tous les deux croyaient au salut par l'esprit, par cet absolu inconnaissable à la pensée, que l'un appelait Dieu et l'autre le Nirvana.

Vincent de Paul avait une foi ardente et prêchait à ses ouailles qu'il fallait sauver son âme ; mais au contact de la misère humaine, bien vite il s'aperçut que pour trouver son âme il faut avoir le temps de la chercher ; et ceux qui peinent du matin au soir, et souvent du soir au matin, pour gagner une maigre pitance à peine suffisante pour les garder en vie, quand ont-ils vraiment le temps de penser à leur âme ? Alors, dans la simplicité de son cœur charitable, il en conclut que si les pauvres avaient au moins le strict nécessaire assuré par ceux qui ont plus qu'il ne leur faut, ces malheureux auraient le loisir de vivre une vie meilleure. Il crut à la vertu et à l'efficacité des œuvres sociales, de la charité active et matérielle ; il crut qu'on pouvait guérir le mal en multipliant les guérisons individuelles, en soulageant un plus grand nombre, un très grand nombre d'individus. Mais ceci n'est qu'un palliatif, ce n'est pas une guérison. Pourtant le dévouement, l'abnégation et le courage dont Vincent de Paul a fait preuve dans l'accomplissement de son œuvre étaient si exceptionnellement complets et généreux qu'ils ont fait de lui une des plus belles, des plus émouvantes figures de l'histoire de l'humanité. En fin de compte, cependant, son effort semble avoir multiplié plutôt que diminué le nombre des indigents et des incapables. Certainement le résultat le plus positif de son apostolat est d'avoir créé dans la mentalité d'une certaine catégorie de la classe fortunée un sens de charité appréciable ; et à cause de cela l'oeuvre a été vraiment plus utile à ceux qui ont fait la charité qu'à ceux qui ont été l'objet de cette charité.

Tout à l'autre bout de la conscience, se trouve le Bouddha avec sa pure et sublime compassion. Pour lui, les douleurs résultant de la vie ne pouvaient être abolies que par l'abolition de la vie ; car la vie et le monde sont la conséquence du désir d'être, le fruit de l'ignorance; abolissez le désir, supprimez l'ignorance, et le monde disparaîtra, entraînant avec lui la souffrance et la misère. Dans un grand effort d'aspiration spirituelle et de concentration silencieuse, il élabora sa discipline, une des disciplines les plus hautes et les plus efficaces qui aient jamais été données aux hommes assoiffés de libération.

Des millions ont cru à sa doctrine, quoique le nombre des individus capables de la mettre en pratique ait été minime ; mais la condition terrestre est restée pratiquement la même et il " n'y a pas eu de diminution appréciable dans la masse des souffrances humaines.

Cependant les hommes ont canonisé le premier et déifié le second, dans leur tentative de donner une expression à leur gratitude et à leur admiration. Mais bien peu nombreux sont ceux qui ont essayé sincèrement de mettre en pratique la leçon et l'exemple qui leur étaient donnés, quoique cela soit vraiment la seule manière efficace de prouver sa reconnaissance. Pourtant, même si cela avait été fait, les conditions de la vie humaine n'auraient pas été améliorées de façon très sensible. Car, soulager n'est pas guérir, et échapper n'est pas conquérir. En effet, soulager les maux physiques, la solution proposée par Vincent de Paul, ne peut en aucune façon suffire à guérir l'humanité de sa misère et de sa souffrance ; car toutes les souffrances humaines ne proviennent pas du dénuement physique et ne peuvent pas être guéries par des moyens matériels  —  loin de là ; le bien-être du corps n'apporte pas forcément la paix et la joie ; et la pauvreté n'est pas nécessairement une cause de misère, comme le prouve la pauvreté volontaire des ascètes de tout pays et de toute époque qui ont trouvé dans leur dénuement la source et la condition d'une paix et d'un bonheur parfaits. Tandis que, tout au contraire, la jouissance des biens de ce monde, de tout ce que les richesses matérielles peuvent donner de confort, d'agrément et de satisfactions extérieurs, est impuissante à empêcher celui qui possède ces choses, d'être atteint par la douleur et la tristesse.

L'autre solution, celle du Bouddha, la fuite, ne peut pas non plus apporter un remède pratique au problème. Car même en admettant qu'un très grand nombre d'individus soient capables de pratiquer la discipline et d'obtenir la libération finale, cela ne pourrait en aucune manière abolir la souffrance de la terre et en guérir les autres, tous les autres qui sont encore incapables de suivre le chemin menant au Nirvana.

En fait, le vrai bonheur est celui qu'on peut éprouver en toutes circonstances quelles qu'elles soient parce qu'il provient de régions que les conditions extérieures ne peuvent affecter. Mais ce bonheur-là n'est accessible qu'à un très petit nombre d'individus, et la majorité de l'espèce humaine est encore soumise aux conditions terrestres. Nous pouvons donc dire que, d'une part, un changement dans la conscience humaine s'impose comme indispensable ; et que, d'autre part, sans la transformation intégrale de l'atmosphère terrestre, les conditions de la vie humaine ne peuvent être efficacement changées. Dans les deux cas, le remède est le même : une conscience nouvelle doit se manifester à la fois sur la terre et dans l'homme. Seule l'apparition d'une force, d'une lumière, d'une puissance nouvelles, accompagnant la descente dans ce monde de la conscience supramentale peut faire surgir l'homme hors des angoisses, des douleurs et des misères dans lesquelles il est plongé. Car seule la conscience supramentale apportant à la terre un équilibre supérieur et une lumière plus pure et plus vraie, peut accomplir le grand miracle de la transformation.

C'est vers cette manifestation nouvelle que la Nature s'efforce. Mais ses chemins sont tortueux et sa marche est incertaine, pleine d'arrêts et de reculs, au point qu'il est difficile de percevoir son vrai dessein ; il devient cependant de plus en plus clair qu'elle veut faire surgir de l'espèce humaine une espèce nouvelle, une race supramentale qui sera à l'homme ce que l'homme est à l'animal. Mais l'avènement de cette transformation, cette création d'une espèce nouvelle que la Nature prendrait des siècles de tâtonnements et de tentatives à produire, peut être effectué par la volonté intelligente de l'homme, non seulement en beaucoup moins de temps, mais aussi avec beaucoup moins de gaspillages et de déchets. 

C'est ici que le yoga intégral prend sa vraie place et son utilité. Car le yoga est destiné à surmonter, par l'intensité de sa concentration et de son effort, les délais que le temps impose à toute transformation radicale, à toute création nouvelle.

Le yoga intégral n'est pas une fuite hors du monde physique, l'abandonnant à son sort irrévocablement ; ce n'est pas non plus une acceptation de la vie matérielle telle qu'elle est, sans espoir de changement décisif, et du monde comme étant l'expression définitif de la Volonté Divine.

Le yoga intégral a pour but de franchir dans la conscience tous les échelons menant depuis la conscience mentale ordinaire jusqu'à une conscience supramentale et divine ; et lorsque l'ascension est achevée, de retourner vers le monde matériel pour y infuser la conscience et la force supramentales acquises, afin de transformer peu à peu cette terre en un monde supramental et divin.

Le yoga intégral s'adresse plus particulièrement à ceux qui ont réalisé en eux-mêmes tout ce que l'homme peut réaliser, et cependant ne sont pas satisfaits, car ils veulent de la vie autre chose que ce qu'elle peut leur donner. Ceux qui sont assoiffés d'inconnu et qui aspirent à la perfection, ceux qui se posent des questions angoissantes et n'y ont pas trouvé de réponses définitives, ceux-là sont mûrs pour le yoga intégral.

Car il y a une série de questions essentielles que ceux qui s'intéressent au sort de l'humanité et ne se contentent pas des formules courantes, se posent nécessairement. Elles peuvent se formuler à peu près comme suit:

Pourquoi naître si c'est pour mourir ?
Pourquoi vivre si c'est pour souffrir ?
Pourquoi aimer si c'est pour être séparés ?
Pourquoi penser si c'est pour se tromper ?
Pourquoi agir si c'est pour faire des fautes ?

La seule réponse acceptable est que les choses ne sont pas ce qu'elles devraient être et que ces démentis non seulement ne sont pas inévitables, mais qu'ils sont réparables et disparaîtront un jour. Car le monde n'est pas irrémédiablement ce qu'il est. La terre est dans une période de transition, longue certes pour la durée de la conscience humaine si brève, mais infinitésimale pour la conscience éternelle ; et cette période prendra fin avec l'apparition de la conscience supramentale. Alors les contradictions seront remplacées par des harmonies et les oppositions par des synthèses.

Cette nouvelle création, cette apparition d'une race surhumaine a été déjà l'objet de bien des spéculations et de beaucoup de controverses. L'imagination humaine se plaît à faire des portraits plus ou moins flatteurs de ce que sera le surhomme. Mais seul le semblable connaît le semblable, et c'est une prise de conscience de la nature divine dans son essence qui pourra permettre la conception de ce que cette nature divine sera dans la manifestation. Cependant ceux qui ont réalisé cette conscience en eux-mêmes sont généralement plus anxieux de devenir le surhomme que de faire sa description.

Pourtant il peut être utile de dire ce que ce surhomme ne sera sûrement pas, afin d'écarter du chemin certaines incompréhensions. Par exemple, j'ai lu quelque part que la race surhumaine serait essentiellement cruelle et insensible ; étant elle-même au-dessus de la souffrance, elle n'attachera aucune importance à la souffrance des autres et la prendra pour un signe de leur imperfection et de leur infériorité. Sans doute, ceux qui pensent ainsi, jugent des relations entre surhomme et homme d'après la manière dont se conduit l'homme à l'égard de ses frères inférieurs, les animaux. Mais cette façon d'agir, loin d'être la preuve d'une supériorité, est un signe certain d'inconscience et de stupidité. Nous en voyons d'ailleurs la preuve dans le fait que l'homme, dès qu'il s'élève à un niveau un peu supérieur, commence à éprouver de la compassion pour les bêtes et s'efforce d'améliorer leur sort. Cependant il y a un élément de vérité dans la conception d'un surhomme insensible ; c'est qu'une race supérieure n'éprouvera pas le genre de pitié égoïste, faible et sentimentale que les hommes appellent charité. Cette pitié, plus nuisible qu'efficace, sera remplacée par une compassion éclairée et forte, dont le seul but sera de porter vraiment remède à la souffrance et non de la perpétuer.

D'autre part, cette conception décrit assez bien ce que serait le règne sur terre d'une race d'êtres du monde vital qui sont immortels dans leur nature et beaucoup plus puissants que l'homme dans leurs capacités, mais qui, dans leur volonté, sont incurablement antidivins, et qui semblent avoir pour mission dans l'univers de retarder la réalisation divine jusqu'à ce que les outils de cette réalisation, les hommes, soient assez purs, forts et parfaits pour avoir raison de tous les obstacles. Et peut-être ne serait-ce point inutile de mettre la pauvre terre, déjà trop affligée, en garde contre la possibilité de cette domination néfaste.

En attendant que le surhomme puisse en personne prouver à l'homme ce qu'est sa vraie nature, il serait peut-être sage pour tout être de bonne volonté de devenir conscient de ce qu'il peut concevoir de plus beau, de plus noble, de plus vrai, de plus pur, de plus lumineux et de meilleur, et d'aspirer à ce que cette conception se réalise en lui-même pour le plus grand bien du monde et des autres.

Bulletin, novembre 1954

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