88-92 (Ce monde fut construit par la Mort afin qu'elle puisse vivre. ...)
88 — Ce monde fut construit par la Mort afin qu'elle puisse vivre. Voudrais-tu abolir la mort? Alors la vie périrait du même coup. Tu ne peux pas abolir la mort, mais tu peux la transformer en un mode de vie plus grand.
89 — Ce monde fut construit par la Cruauté afin qu'elle puisse aimer. Voudrais-tu abolir la cruauté? Alors l'amour périrait du même coup. Tu ne peux pas abolir la cruauté mais tu peux la transfigurer en son contraire : un Amour et un Délice ardents.
90 — Ce monde fut construit par l'Ignorance et par l'Erreur afin qu'elles puissent connaître. Voudrais-tu abolir l'ignorance et l'erreur? Alors la connaissance périrait du même coup. Tu ne peux pas abolir l'ignorance et l'erreur, mais tu peux les transmuer en ce qui dépasse la raison.
91 — Si la Vie seule existait sans la mort, il ne pourrait pas y avoir d'immortalité. Si l'amour seul existait, sans la cruauté, la joie ne serait qu'un tiède ravissement éphémère. Si la raison seule existait, sans l'ignorance, notre réalisation la plus haute ne dépasserait pas un rationalisme étroit et une sagesse mondaine.
92 — Transformée, la Mort devient la Vie qui est Immortalité; transfigurée, la Cruauté devient Amour qui est extase intolérable; transmuée, l'Ignorance devient la Lumière qui bondit par-delà la sagesse et la connaissance.
C'est la même idée, c'est-à-dire que l'opposition et les contraires sont un stimulant du progrès. Parce que, dire que sans Cruauté l'Amour serait tiède... le principe de l'Amour, tel qu'il est au-delà du Manifesté et du Non-Manifeste, n'a rien à voir avec la tiédeur ou la cruauté. Seulement, l'idée de Sri Aurobindo, semblerait-il, c'est que les opposés sont le moyen le plus efficace et le plus rapide de pétrir la Matière pour qu'elle puisse intensifier sa manifestation.
Comme expérience, c'est absolument certain, en ce sens que, d'abord, quand on entre en contact avec l'Amour éternel, l'Amour suprême, immédiatement on a une... comment appeler cela... une perception, une sensation— ce n'est pas une compréhension, c'est quelque chose de très concret : la conscience matérielle même la plus éclairée, la plus pétrie, la plus préparée est incapable de manifester Cela! La première impression, c'est cette espèce d'incapacité. Puis vient une expérience : justement, quelque chose qui manifeste une forme de... on ne peut pas dire exactement "cruauté", parce que ce n'est pas la cruauté telle que nous la connaissons, mais dans l'ensemble des circonstances, il y a une vibration qui se présente, avec une certaine intensité de refus de l'amour tel qu'il est manifesté ici. C'est exactement cela, quelque chose dans le monde matériel qui refuse la manifestation de l'amour telle qu'elle existe maintenant—je ne parle pas du monde ordinaire, je parle de la conscience à son maximum maintenant. (C'est une expérience, je parle de quelque chose qui a eu lieu.) Alors, la partie de la conscience qui a été touchée par cette opposition, fait un appel direct à l'origine de l'Amour, avec une intensité quelle Saurait pas eue sans l'expérience de ce refus. Il y a des limites qui se brisent, un flot qui descend, qui ne pouvait pas se manifester avant, et quelque chose s'exprime, qui n'était pas exprimé.
Et voyant cela, il y a évidemment une expérience analogue au point de vue de ce qu'on appelle la vie et la mort. C'est cette espèce de "surplombement" ou de présence constante de la Mort et de la possibilité de la mort, comme il est dit dans Savitri : on a un compagnon constant pendant tout le trajet entre le berceau et la tombe; on est constamment accompagné par cette menace ou cette présence de la Mort. Eh bien, il y a avec cela, dans les cellules, une intensité d'appel à une Puissance d'Éternité, qui ne serait pas là sans cette menace constante. Et on comprend, on commence à sentir d'une façon tout à fait concrète, que toutes ces choses sont seulement des moyens d'intensifier, de faire progresser et de rendre plus parfaite la Manifestation. Et si les moyens sont grossiers, c'est parce que la Manifestation est très grossière. Et à mesure qu'elle se perfectionnera et qu'elle deviendra plus propre à manifester ce qui est éternellement progressif, on passera des moyens très grossiers à des moyens plus subtils, et le monde progressera sans avoir besoin de ces oppositions si brutales. C'est seulement parce que le monde est dans l'enfance et que la conscience humaine est tout à fait dans l'enfance.
C'est une expérience très concrète.
Par conséquent, quand la terre n'aura plus besoin de mourir pour progresser, il n'y aura plus de mort. Quand la terre n'aura plus besoin de souffrir pour progresser, il n'y aura plus de souffrance. Et quand la terre n'aura plus besoin de haïr pour aimer, il n'y aura plus de haine.
(silence)
C'est le moyen le plus rapide et le plus efficace pour faire sortir la création de son inertie et la faire avancer vers son épanouissement.
(long silence)
Il y a un certain aspect de la création (qui est peut-être un aspect très moderne), c'est un besoin de sortir du désordre et de la confusion — de la désharmonie, la confusion. Une confusion, un désordre qui prend toutes les formes, qui se change en luttes, en efforts inutiles, en gaspillage. Cela dépend du domaine où l'on se trouve, mais matériellement, dans l'action, ce sont les complications inutiles, le gaspillage d'énergie et de matériel, la perte de temps, l'incompréhension, la mal-compréhension, la confusion, le désordre; c'est ce qu'autrefois on appelait crookedness dans les Véda (je ne sais pas l'équivalent de ce mot; quelque chose qui est tordu, qui, au lieu d'aller droit au but, va par des zigzags inutiles et aigus¹). C'est l'une des choses qui est le plus contraire à l'harmonie de l'action purement divine qui est d'une simplicité... qui paraît enfantine. Directe — directe, au lieu d'être en circonvolutions absurdes et complètement inutiles. Eh bien, il est évident que c'est la même chose : le désordre est une façon de stimuler le besoin de la simplicité pure et divine.
Le corps sent beaucoup, beaucoup, que tout pourrait être simple, si simple.
Et pour que l'être — cette espèce d'agglomérat individuel — puisse se transformer, il a justement besoin de se simplifier, simplifier, simplifier. Toutes ces complications de la Nature, que l'on commence a comprendre maintenant et à étudier, qui sont tellement compliquées pour la moindre chose (le moindre de nos fonctionnements est le résultat d'un système tellement compliqué que c'est presque impensable — certainement, il serait impossible à la pensée humaine de prévoir et de combiner toutes ces choses), maintenant la science les découvre, et l'on voit très clairement que pour que le fonctionnement puisse être divin, c'est-à-dire échapper à ce désordre et à cette confusion, il faut qu'il soit simplifié, simplifié, simplifié.
(long silence)
C'est-à-dire que dans la Nature... ou plutôt la Nature dans sa tentative d'expression a été obligée d'avoir recours à une complication incroyable, et presque infinie, pour reproduire la Simplicité première.
Et l'on revient à la même chose. C'est par cet excès de complication que vient la possibilité de la simplicité qui ne serait pas un vide — une simplicité pleine. Une simplicité qui contient tout; tandis que sans ces complications, la simplicité est un vide.
Ils sont en train de faire des découvertes comme cela. En anatomie, par exemple, ils font des découvertes pour les traitements par la chirurgie qui sont incroyables de complication! C'est comme leur division des éléments de la Matière — c'est d'une complexité! Effroyable. Et cela, c'est tout avec le but, dans l'effort pour exprimer l'Unité, la Simplicité une — l'état divin.
(silence)
Peut-être que cela ira vite... Mais la question se réduit à ceci, à l'aspiration suffisante, suffisamment intense et efficace, pour attirer Ce qui peut transformer cela : la complication en Simplicité, la cruauté en Amour, et ainsi de suite.
Et ce n'est pas la peine de se plaindre et de dire que c'est dommage. Parce que c'est comme cela. Pourquoi est-ce comme cela?... Probablement, quand ce ne sera plus, on saura. On pourrait dire autrement : si on le savait, ce ne serait plus.
Alors les spéculations : "Il aurait mieux valu que ce ne soit pas, etc.", tout cela, ce n'est pas pratique; cela ne sert à rien du tout, c'est inutile.
Il faut se dépêcher de faire le nécessaire pour que ce ne soit plus, c'est tout, c'est la seule chose pratique.
Pour le corps, c'est très intéressant. Mais c'est une montagne, n'est-ce pas, une montagne d'expériences, toutes petites en apparence, mais qui prennent leur place par leur multiplicité.1
1963. május 15.
1 Au moment de la publication de cette conversation, la Mère a fait cette remarque : 'Les savants vont nier, ils vont dire que je dis des bêtises; mais c'est parce que je n'emploie pas leurs mots, c'est seulement une question de vocabulaire.' (En arrière)