6 février 1962

Nyomtatóbarát változat
l'Agenda de Mere. Volume 4. 28 aoűt 1963

Mčre

l'Agenda

 

J'ai lu ces jours-ci Perseus1 – je le connaissais en partie parce que nous l'avons joué ici, mais ça ne m'avait pas beaucoup intéressée. Je l'ai lu et ça m'a beaucoup intéressée. Je l'ai lu d'une autre façon, comme je lis maintenant. Et j'ai trouvé toutes sortes de choses là-dedans, toutes sortes.

Oui, je me suis aperçue qu'en l'espace de (je ne me souviens plus quand nous avons joué cela, tu étais ici déjà), entre ce moment-là et celui-ci, il y a bien, au moins cinquante ans de différence. Cinquante ans de changement de conscience.2

Mais pratiquement, je suis toujours butée devant le même problème.

Si je le prends comme une question d'attitude, ça s'explique très bien. Mais si je veux la vérité – la vérité vraie derrière l'attitude, alors ça devient très difficile.

Justement, j'ai vu cela à la lumière des événements décrits dans Perseus. Et si on ne le prend pas d'une façon générale mais dans l'exactitude du moindre détail... – Et puis, dès qu'on le dit, ça s'évapore. C'est quand on le sent comme cela, concrètement, et qu'on le tient, qu'on tient les deux choses...

(silence)

Grossièrement, le problème c'est: rien n'est, que ce qui est l'effet de la Volonté divine.

Toujours le même problème. Toujours le même problème.

Dans son ensemble, l'anti-divin, on le comprend très bien, mais dans le détail de chaque minute, pour le choix – le choix entre ceci et cela... Quelle est la vérité derrière la chose que l'on veut et celle que l'on ne veut pas? Et je sors tout à fait de toute question de volonté égoïste, individuelle, n'est-ce pas – tout ça, c'est tout à fait hors de question, ce n'est pas cela le problème. Ce n'est pas cela.

Dès qu'on essaye de dire, ça s'évapore.

Et c'est pourtant une chose très-très aiguë.

N'est-ce pas, l'explication, c'est le progrès universel, c'est-à-dire le Devenir: ce qui doit être et ce qui cesse d'être – c'est très bien; dans les grandes lignes c'est très facile, on comprend très bien.

C'est peut-être l'opposition (s'il y a une opposition) entre deux attitudes, deux attitudes qui doivent toutes deux exprimer la relation avec le Suprême. L'une, c'est l'adhésion, non seulement volontaire mais parfaitement satisfaite, à toutes choses, même aux «pires calamités» (ce qu'il est convenu d'appeler «les pires calamités»). Je ne prends pas cette histoire comme exemple parce qu'elle s'explique très bien, mais si Andromède était un yogi (avec un «si» on peut tout bâtir, mais c'est pour essayer d'expliquer ce que je veux dire), elle accepte l'idée de la mort très bien, très facilement. Eh bien, c'est ce conflit, justement, entre ce qui accepte très volontiers (je ne parle pas de ce qui se passe dans l'histoire elle-même, je donne seulement l'exemple d'un cas, pour me faire comprendre), entre ce qui accepte la mort parce que c'est la Volonté divine, pour cette unique raison: c'est la Volonté divine et c'est très bien – puisque c'est comme ça, c'est très bien –, et en même temps, cet amour de la Vie. Cet amour de la Vie.3 Si on prend l'histoire, on dit: c'est parce qu'elle devait vivre, et ça explique tout, mais ce n'est pas cela que je veux dire, je sors le cas de ses circonstances historiques.

Parce qu'il y a des choses comme cela qui arrivent dans la conscience – ça m'ennuie toujours de prendre les grandes choses et les grands mots, mais pour m'expliquer vraiment, je devrais dire: la Mère universelle.

(silence)

Automatiquement, tout ce qui est, est naturellement l'expression de la Joie divine, même les choses qui, pour la conscience humaine, sont les plus abominables – cela se comprend. Mais en même temps, il y a cette espèce d'aspiration si intense que c'en est presque une angoisse, d'une perfection de création qui doit venir. Et il semble que, justement, cette intensité d'aspiration, cette angoisse, dans le monde matériel, soit nécessaire, soit une préparation nécessaire pour que cette perfection puisse venir. Et en même temps, ce qui est, c'est la perfection de l'instant, puisque c'est entièrement le Divin. Il n'y a rien d'autre que le Divin. Alors il y a cette plénitude de joie divine, de chaque seconde, dans ce qui est, et en même temps l'aspiration, l'angoisse – c'est la jonction des deux qui est difficile, voilà.

L'expérience, c'est qu'on passe de l'un à l'autre, ou bien que l'un est en avant et que l'autre est en arrière, que l'un est actif et que l'autre est passif. Quand ce sentiment de joie parfaite est là, il y a une sorte d'état presque statique (il y a bien en même temps la joie du mouvement, mais pas la prévision du but: c'est là, derrière). Tandis que quand l'aspiration du Devenir est là, cette joie de l'instant, de la perfection divine, ça se retire dans un état statique.

Et naturellement, c'est l'alternance même qui pose le problème.

Peut-être que c'est comme cela que ce doit être, mais ce n'est pas satisfaisant – pas satisfaisant.

C'est à mes moments les plus complets et les plus intenses, les moments où vraiment c'est l'univers qui existe (l'univers, c'est-à-dire le Devenir du Suprême) avec le maximum de la perception active du Suprême, et c'est à ces moments-là que, tout d'un coup, je suis prise par ça [ce côté statique, nirvanique]. Ce n'est pas l'idée d'avoir un choix entre les deux, mais au point de vue de l'action, tout en bas, c'est comme une question de priorité. L'instinct – l'instinct de ce corps, de ce point d'appui matériel –, c'est l'aspiration, mais parce que c'est un être qui a été bâti pour l'action; on ne peut pas donner cela comme une règle absolue, c'est presque une préférence casuelle.

On a le sentiment que la vie, c'est ça: cette aspiration, cette angoisse. Que cette béatitude, ça mène tout naturellement au côté nirvanique – je n'en sais rien...

Mais alors, pour aider les autres?... On ne peut pas dire l'un ou l'autre. Si on dit les deux, on est plongé dans le même dilemme.

Et alors, un problème comme cela arrive à une tension sur un point, une tension tellement aiguë qu'on a l'impression qu'on ne sait rien, qu'on ne comprend rien, qu'on ne comprendra jamais rien, c'est inutile. Alors quand j'en suis là, je bascule toujours de la même façon, c'est toujours: «Bon, j'adore le Seigneur, et puis tout le reste, ça m'est égal!» – J'entre dans une adoration... merveilleuse, et puis II fera ce qu'il voudra! Et c'est la fin de tout pour moi.

Mais ce serait bon pour les gens qui ne pensent pas.

C'est un problème d'action matérielle, ici?

Oui, tout se traduit toujours comme cela.

Mais ça fait une différence dans l'action, que tu prennes une attitude ou l'autre?

Je ne sais pas. Je ne sais pas.

Parce que j'ai eu (il y a peut-être un ou deux jours, je ne me souviens plus exactement, c'était assez fugitif mais très intéressant), j'ai eu un moment comme cela pendant que je marchais là-haut: tout d'un coup, cette espèce de certitude absolue que je ne savais rien (ça a duré au balcon aussi) que (il n'y avait pas de «je», pas de je du tout) qu'on ne savait rien – «on», il n'y avait pas de «on», il n'y avait que... Qu'on ne pouvait pas savoir (je suis obligée d'employer des mots), qu'on ne pouvait pas savoir, qu'il n'y avait rien à savoir, que c'était tout à fait inutile, qu'il était tout à fait impossible de rien comprendre, même, même en sortant du mental, qu'aucune formulation n'était possible, qu'il n'y avait aucune possibilité de comprendre. C'était tellement absolu, n'est-ce pas, qu'alors, aider les autres, faire avancer le monde, la vie spirituelle, la recherche du Divin, tout ça, tout ça, c'était du bavardage et des mots! Qu'il n'y avait rien, que ce n'était rien, et qu'il n'y avait rien à comprendre, et que c'était impossible de comprendre – il était impossible d'être. Le sentiment d'une incapacité totale. C'était comme un dissolvant. Tout était comme cela, comme si tout était dissous: le monde, la terre, les gens, la vie, l'intelligence, tout-tout, tout ça était dissous, c'est-à-dire un état absolument négatif. Et ma solution, toujours la même: quand l'expérience a été bien totale, bien complète, que rien n'est resté, alors l'impression: «Tout ça, je m'en fiche (n'est-ce pas, vraiment ça pouvait se dire avec les mots les plus ordinaires): je T'adore.» Et le «je» était quelque chose de tout à fait inconsistant: il n'y avait pas de forme, il n'y avait pas d'être, il n'y avait pas de qualité, il y avait: «Je T'adore» – c'était quelque chose qui était je et je T'adore. Simplement, il y avait assez de je pour pouvoir T'adorer.

Et alors, de cette minute, c'était comme une Douceur inexprimable, et là-dedans une Voix... aussi d'une douceur et d'une harmonie! (il y avait un son, il n'y avait pas de mots, mais ça avait un sens absolument clair pour moi, comme si c'étaient les mots les plus précis): «Tu viens d'avoir ton moment le plus créateur»!!

Ah, bon! ça va bien!!

Après ça (riant), j'ai tiré l'échelle.

Avec un sourire ineffable, comme une espèce de... peut-être l'origine même de l'humour? comme conclusion. Cette espèce d'annihilation, d'annulation de tout, et: «Tu viens d'avoir ton moment le plus créateur.» Alors j'ai ri – c'est tout, je n'avais plus qu'à rire!

(silence)

Ces choses seraient intéressantes à garder.

Mais ce qui est impossible à dire, c'est l'inexistence d'un être – d'un être individuel. Quand je dis «je», on ne sait pas ce que ce «je» veut dire. Ce n'est pas la totalité non plus – ce n'est pas la totalité, ce n'est pas l'univers dans son entier, ce n'est surtout pas la terre (la pauvre petite terre) que je vois toujours comme une petite chose, comme ça, qui se promène dans l'univers. Qu'est-ce que c'est?...

(silence)

Cette expérience, je l'ai à n'importe quelle minute: une seconde de concentration, de retrait de l'action, et puis c'est la Béatitude. Et quand il n'y a pas ce retrait, c'est quelque chose comme une toute-puissance éternelle, tournée vers l'action, et qui est entièrement soutenue et englobée par... Ça. Cette puissance tournée vers l'action est la première manifestation de Ça, c'est-à-dire que quand Ça commence à exister consciemment, c'est la première forme de manifestation. (Mère pose ses deux mains l'une sur l'autre, et sans les séparer, les retourne d'un côté et de l'autre comme pour montrer deux faces d'une même chose.) Alors c'est indissoluble: ce ne sont pas deux choses, ce ne sont même pas deux aspects parce que ce n'est pas un aspect (les mots sont idiots, imbéciles, ils n'ont pas de sens). L'expérience est renouvelable à volonté: une seule chose dans son essence, innombrable dans son expression, et qui semble croître dans sa puissance. Et j'ai eu cette expérience à volonté, dans toutes les circonstances possibles, y compris l'évanouissement du corps (je t'ai dit ça l'autre fois). On appelle ça s'évanouir, mais je n'ai pas perdu conscience une minute! Je n'ai pas perdu conscience PHYSIQUEMENT une minute – et ce qui était là, derrière tout cela, assistant à tout cela, c'était cette expérience.

(Pavitra entre pour poser une question «urgente» à Mère)

Je n'entends pas, je suis ailleurs.

(Pavitra sort)

C'est comme cela: je n'étais pas là et j'ai tout de même vu PHYSIQUEMENT – physiquement, quelque chose qui a passé. Mes yeux étaient fermés, non?

Oui, tu as senti quelque chose.

Oui, j'ai vu.

Ça fait très peu de différence maintenant: la vue physique est devenue assez mauvaise.

(silence)

Tu comprends ce que je dis, ou c'est un bavardage incompréhensible?

Non-non! autant que je peux, je saisis.

C'est difficile.

La fin de ce que tu as dit, me semble plus... Tiens! c'est pour moi le plus clair.

C'est si clair! Si clair, mais c'est inexprimable.

Ah! il faut que je m'en aille... Alors on n'a rien fait!

Les mots sont là, mais ça n'a pas de sens.

Si. Mais quand tu as essayé d'expliquer ce «je» qui est en arrière avec deux aspects, je n'ai pas très bien saisi.

Ça, c'est difficile.

C'est la même chose... Ce ne sont pas des aspects?

Dit intellectuellement, c'est le Suprême et...

La Shakti.

La Mère universelle.

Mais ce que j'essayais de transmettre, c'était la SENSATION (parce que c'est vraiment une question de sensation – ce n'est pas un sentiment, ce n'est pas une idée, c'est... pour moi, les choses sont concrètes, n'est-ce pas: elles commencent à exister quand elles sont concrètes). Eh bien, l'impression concrète est celle que j'ai essayé de dire, et elle se reproduit automatiquement, immédiatement. La tête, c'est blanc, c'est silencieux, c'est immobile, il n'y a rien – vide-vide-vide, immobile, rien, pas une pensée, pas... rien, rien, simplement une sorte de supersensation. Et avec, à la frontière du sentiment, une sorte de (pas de mélange) de combinaison étroite de toute-puissance et d'intensité de joie. C'est tellement plein, n'est-ce pas.

Toute-puissance et intensité de joie.

Et alors, s'il y a quelque chose comme une vibration de mots, ce serait seulement: Toi-Toi – c'est tout.

Et pourquoi Toi? parce que ce n'est pas différent. Mais c'est juste assez différent pour que ce soit Toi, pour la joie du Toi – c'est ça, la chose. Et pourtant ce n'est pas différent.

Ça me paraît être le Mystère suprême (oh! une autre fois, c'est autre chose qui vous paraît aussi le Mystère suprême), mais ça, c'est...

Et l'expérience est renouvelable, renouvelable, renouvelable – je n'ai qu'à faire un petit mouvement intérieur et c'est là.

Au fond, si on regarde ça comme tous les idiots qui se croient intelligents, on pourrait dire: ce doit être la raison pour laquelle le Seigneur a créé l'univers.

Pour la joie de ce Toi.4

Si tu comprends quelque chose, je te félicite! Au revoir, mon petit.

 

1 Perseus the Deliverer, drame en V actes de Sri Aurobindo.

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2 C'est en décembre 1954 qu'a été jouée cette pièce, il y a huit ans.

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3 Dans le drame de Sri Aurobindo, Andromède, fille du roi de Syrie est condamnée par son propre peuple à être dévorée par le dieu de la mer, Poséidon, contre lequel elle a commis quelque impiété – en fait, c'est l'histoire du passage d'une peuplade semi-primitive vivant sous la terreur de vieux dieux obscurs et cruels, à un stade plus évolué et plus ensoleillé. Persée, fils de Danaé et de Zeus, protégé par Pallas Athéna, la déesse de la sagesse et de l'intelligence, vient délivrer Andromède du rocher auquel elle était enchaînée (le rocher est le symbole de l'Inconscient chez les Rishis) et instaure la religion d'Athéna, «la Toute-puissante, faite de Son être, pour discipliner et conduire l'esprit immortel de l'homme à l'ordre et à la splendide maîtrise sur tout son monde extérieur» (selon les paroles de Sri Aurobindo). C'est la force du progrès contre les vieux prêtres des vieilles religions, symbolisés par le cruel et ambitieux Polydaon. Mère se penche ici sur un vieux problème – «Toujours le même problème» – qu'Elle a dû rencontrer en bien des existences (en Egypte aussi) et qu'Elle allait rencontrer 11 ans plus tard. Accepter la mort à laquelle on l'oblige, comme la Volonté du Suprême, et cet «Amour de la Vie» dont Elle parle deux fois ici.

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4 Il existe un enregistrement de cette conversation.

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